BLACK SAILS
Partie 1/2 : La perle rare
Publié le 17/04/19
En 1881, Robert Louis Stevenson publiait L'île au trésor sous forme de feuilletons dans un magazine pour enfant. Le succès immédiat de ce roman culte figera, pour des décennies, la figure du pirate en chasseur de trésors, avide et sanguinaire. Mais qu'en est-il de la réalité historique ? Black Sails débarque en 2014 sur la chaine Starz avec l'ambition paradoxale de traiter la piraterie sous un angle historique tout en se présentant comme une sorte de préquel à L'île au trésor. Une manière de montrer que de tout temps, le réel et la fiction s'entremêlent et fondent l’histoire des hommes.
Une série sans gras !
1715, la piraterie connait son dernier âge d'or dans les Caraïbes. Sur l'île de New Providence, la rumeur court que la ville de Nassau, gouvernée par la famille Guthrie, est en réalité entre les mains de pirates pratiquant la contrebande. Autrefois peu scrupuleuse à l'égard de la flibuste, L'Angleterre voit désormais d'un mauvaise œil l'affranchissement progressif de ces hors-la-loi faisant régner la terreur sur les mers du Pacifique. La confrontation sera inévitable, et l'issue certainement funeste pour des pirates trop peu armés face à la puissante Royal Navy. A moins que le Capitaine Flint n'ait un plan génial pour renverser la situation.
Black Sails est une série sans gras. Avec ses quatre saisons de seulement 10 épisodes de 50 minutes, elle évite tous les travers du feuilleton moderne car elle avance vite et surtout, elle sait où elle va. On a l'intime conviction que, pour une fois, une série télévisée a été écrite en intégralité dès le départ et non improvisée en cours de route. Un sentiment qui se confirme au deuxième visionnage. Chaque épisode possède sa logique interne et aucun n'est là pour faire du remplissage ou retarder des effets de révélation. La série joue d’ailleurs peu avec les effets de Cliffhanger et n'attends pas les final épisode pour dénouer ses intrigues. Son rythme fluide évite également tout sentiment de frustration.
La chasse au trésor !
Black Sails brille par les différents degrés de lecture qui structurent sa narration. La série est d'abord et avant tout l'histoire d’une chasse au trésor dans la plus pure tradition du récit de piraterie. Le capitaine Flint est à la recherche de l'itinéraire de L'Urca des Lima, un galion espagnol chargé d'or. Afin de convaincre les pirates de Nassau de le suivre dans son aventure périlleuse, Flint les séduit en récitant toujours la même histoire, celle d'un espagnol nommé Vasquez...Beaucoup ne croit pas l'existence de L'Urca de Lima qu'il considère comme une énième légende de marins. Pourtant, presque tous finiront par le suivre. Le récit de Flint est trop séduisant et agit comme un charme. Flint a beau être un personnage imaginaire que les scénaristes ont plongé dans la réalité historique des Caraïbes au XVIIIème siècle, il incarne le pouvoir irrationnel de la fiction sur les hommes et parviendra constamment à plier le réel à sa volonté par sa force de persuasion. La quête du trésor de l'Urca de Lima constituera le fil rouge de la série et l’élément clé qui fera le lien avec l’île au trésor de Stevenson. Pour autant, Black Sails s’affranchit du récit de piraterie classique en faisant du trésor non pas une fin, un enrichissement égoïste, mais une arme au service d’une cause plus grande.
Les pirates : Un symbole de résistance
Le capitaine Flint n'est pas tout à fait le pirate qu'avait esquissé R.L. Stevenson au XIXème siècle. Dans la série, ce dernier est porté par des idéaux politiques et le trésor, qu'il cherche à récupérer, représente à ses yeux un levier puissant qui permettrait à la ville de Nassau de s'affranchir définitivement du joug de l'Angleterre. Avec Black Sails, les pirates glissent de la figure romanesque du pirate sanguinaire pour devenir un symbole de résistance et la chasse au trésor prend alors des allures de guerre contre l’Occident conservateur.
La ville de Nassau au main des pirates est la métaphore d'une société libertaire idéalisée, avec ses femmes de pouvoirs, ses esclaves affranchis et ses mœurs débridées. S'ajoute alors au récit classique de la chasse au trésor celui de l'éternel combat des minorités contre la norme. Il est vrai que dans les années 1960, certains historiens avaient avancé l'idée que les pirates du XVIIIème siècle aurait pu incarner une sorte d'avant-garde prolétarienne aux idées progressistes. La réalité historique fut hélas bien plus complexe. Reste qu'en surfant sur cette théorie, Black Sails renouvelle la figure du pirate en lui donnant une consistance historique tout en conservant sa part de romantisme. Elle résonne également plus que jamais avec notre actualité en traitant de la place des femmes, de l’homosexualité ou du racisme au sein de la société occidentale et place ses sujets au cœur de son intrigue sans jamais donner l’impression de remplir un cahier des charges de la bien-pensance.
Le blues du pirate !
Le troisième degré de lecture est, quant à lui, propre à la série télévisée moderne. Il s'agit de traiter avec subtilité la psychologie des personnages afin de casser les archétypes et de donner l'épaisseur nécessaire à l'attachement du spectateur moderne, donc exigeant. Quelles sont les motivations qui poussent le capitaine Flint à la violence aveugle ? Pourquoi Charles Vane refuse tout compromis ? La figure clichée du pirate sanguinaire n'est pas totalement évacuée mais elle est questionnée d'un point de vue psychologique.
Le récit choral parvient alors à mêler le destin de dizaines de personnages aux motivations diverses et complexes qui seront toutes traitées avec beaucoup d'attention. Mais c'est certainement le duo Flint/Silver qui marque le plus les esprits. Les deux personnages incarnent des philosophies à la fois opposées et complémentaires et leur alliance de circonstance évoluera en une touchante amitié dont l'issue constituera le véritable nœud dramatique de la série : l'idéalisme de Flint opposé à la pensée matérialiste de Silver. Cette confrontation d'idées pensée comme une conservation philosophique filée entre les deux personnages est l'occasion d'une plongée vertigineuse dans les profondeurs de la psychée humaine. Quelles sont les fictions que nous nous racontons à nous-mêmes pour justifier nos actes ? Avec ce troisième axe narrative, Black Sails dépasse le simple récit de piraterie pour atteindre des sommets métaphysiques et place la parole au cœur des mécanismes de série.
La parole est une arme
Les séries feuilletonesques progressent avant tout via les dialogues qui structurent l’intrigue. L'écriture scénaristique prend alors souvent le dessus sur la mise en scène (voir dossier pop Les séries et nous). Black Sails n'échappe pas à la règle mais parvient à faire de la parole un élément à part entière de la série. D'abord, parce qu'elle fait le pari de l'anglais ancien. La richesse du vocabulaire de l'époque charge les dialogues de nuances et d'une musicalité nouvelle. Mais aussi parce qu'elle parvient à saisir les enjeux cachés derrière la maîtrise du langage. Car à une époque ou l'éducation est un privilège, la parole est une arme aussi redoutable que l'épée ou le pistolet. Celui qui maîtrise l'art de l'éloquence pourra alors plus facilement séduire et convaincre. L'influence néfaste du capitaine Flint sur son équipage vient de son talent d'orateur, la rhétorique de Jack Rackam ou de John Silver compense leur manque d'expérience au combat. Tout deux occupent d'ailleurs le poste de maître équipage, un rôle de « porte parole » qui fait le lien délicat entre le capitaine et l'équipage et demande des compétences politiques qui ne peuvent passer que par les mots. Celui qui maîtrise le langage peut donc faire croire n'importe quoi et plier le réel à sa volonté. sur ce point Black Sails fait preuve d'une compréhension profonde de son sujet. L’univers de la piraterie devient ce monde dans lequel la réalité et la fiction se confondent par le biais de la force créatrice du langage.
Aux origines de la fiction
Le quotidien des marins au XVIIIème siècle est chargé de mythes et de légendes. La superstition religieuse alliée aux contraintes spatiales favorisait la désinformation. L 'isolement et la puissance intimidante de la mer ont généré un folklore influent que les marins ont entretenu et que les pirates ont su utiliser contre leurs ennemis. On craignait plus ces derniers par réputation et oui-dire que pour ce qu'ils étaient vraiment. Dans Black Sails, on apprendra que le capitaine Flint est en réalité un ancien militaire du nom de James McGraw. En rentrant dans la piraterie, il s'est volontairement effacé derrière un personnage de fiction qu'il a lui-même façonné. Silver deviendra contre son gré « Long John Silver » par la déformation de ses faits d'armes en exploits légendaires. L'art de la réthorique et de la mystification était une réalité historique et un outil puissant. Les grandes nations elles-même ont su retourner ces armes contre les pirates pour en faire des monstres au yeux de la population et justifier leur éradication. Black Sails est traversé par cette réflexion « méta » sur la nature de la fiction. Celle-ci trouve le plus souvent son origine dans le réel, mais finit par le dépasser pour devenir un vecteur d’idées (mais aussi de fantasmes) puissant et incontrôlable. En mélangeant volontairement faits historiques et personnages de roman, Black Sails régénère la figure du pirate tout en la maintenant là ou elle a toujours été : A la frontière du mythe.
Lire la suite de notre dossier : Black Sails, la perle rare Partie 2/2 : Taillée pour le grand écran !
Clément El Vassort