Mindhunter : Fincher, dernier maître du polar hollywoodien
Publié le 23 Août 2019
Après un an d’attente fébrile, Mindunter fait son retour sur Netflix avec une deuxième saison saisissante qui confirme l’incroyable potentiel de la série menée par David Fincher. Enorgueillie par le succès de House of Cards qu’il avait amorcé en 2013, le réalisateur surdoué de Seven semble avoir fait de la série télévisée son nouveau terrain de jeu. Mindhunter peut donc se voir comme une énième variation du genre polar, qu’il affectionne, autant qu’une une suite indirecte du sublime Zodiac (2007) que Fincher prolonge via le format feuilletonesque sans rien lui enlever de sa maestria esthétique. Un tour de force que seul un grand maître du polar pouvait accomplir.
La vie en noir
Les récits policiers collent à la peau de David Fincher. Sur dix films réalisés à ce jour, quatre sont des polars. Hérité de la littérature, le genre est indissociable de la culture hollywoodienne depuis la vague de films noirs des années 1940 qui fit du détective dépressif l’anti-héro emblématique d’une époque. Découpée par des clairs/obscurs, la silhouette d’un Bogart errant dans les rues sombres d’une ville rongée par le crime, cigarette au bec et chapeau rentré, relève aujourd’hui du mythe moderne. Mais quand Fincher réalise Seven dans les années 90, les temps ont changé et le cinéma aussi. Le noir et blanc expressionniste a laissé sa place à des teintes verdâtres et les paysages urbains serrés dans le format 1:33 s’étirent à présent sur un gigantesque cinémascope. La pluie et la crasse sont toujours là, mais le romantisme noir s’est mué en nihilisme glauque. Sans renier les codes du polar, le réalisateur va les mettre à jour tout en traçant, à travers le genre, les contours de son propre style.
Sortie en 2007, Zodiac, marquera une évolution notable dans le cinéma de Fincher. L’envie d’élargir ses récits dans l’espace et le temps. Le genre policier se mue alors en fresque historique. A travers la figure du sérial killer californien se dessine en miroir le portrait refoulé de la société américaine des années 60/70. La politique et les médias s’immiscent dans la danse et forment avec la police un trio de forces contraires que Fincher ne cessera d’explorer, notamment dans Gone girl, mais aussi dans cette deuxième saison de Mindhunter. Si la première saison suivait une structure classique et propre à la série moderne en superposant motifs sériels (un épisode = un interview) et motifs feuilletonesques (évolution des personnages), la saison deux brille par une écriture plus surprenante. La trame principale ne se dessine qu’au milieu de la saison et semble surgir de nulle part au lieu d’être introduite logiquement dès le premier épisode. C’est presque par hasard que le duo d’agent Holden et Tench vont tomber sur l’affaire du tueur d’Atlanta. Grâce à cette écriture délicate et si rare aujourd’hui, on a l’impression que le réel déjoue la mécanique de la fiction et l’entraîne avec lui. Sortie du confort des entretiens carcéraux et plongée dans l’actualité brûlante, les théories de nos héros seront rudement mises à l’épreuve du réel. Mindhunter prouve ici que, dans le cinéma comme dans la série télévisée, le polar est sans cesse à réinventer. Mais la qualité de la série réside aussi dans ses ambitions esthétiques qui sont celles de Fincher.
Polar numérique
On aurait pu croire que le passage de Fincher du cinéma à la série se fasse au prix de son génie visuel. Il n’en est rien. Avec Mindhunter, le réalisateur prolonge sa vision formelle du polar 70’s conçue sur Zodiac qui avait marqué l’avènement de l’image numérique dans son cinéma. A l’époque, le réalisateur et son directeur de photographie étaient parvenus à accoucher d’une image hybride, mêlant habilement la froideur de l’image numérique avec un travail de filtre plus rétro. Comme Michael Mann, Fincher a depuis bâti une esthétique cohérente à partir de l’outil numérique et accouché d’un style hyper-réaliste et fantomatique, baignée de « sodium light », dont la perfection clinique fascine autant qu’elle dérange. Dans Mindhunter, Les aplats et la fadeur de l’image numérique, domptés par une direction photographique chirurgicale, met l’espace en relief et découpe avec élégance les formes et les visages. Les symétries sont exagérées par des effets de retouches et des effets spéciaux invisibles inondent le cadre, permettant des reconstitutions minutieuses d’une époque révolue. Fincher utilise également des techniques bluffantes qui lui permettent de combiner plusieurs plans pour n’en faire qu’un et sélectionne à sa guise les prestations d’acteurs les plus convaincantes. La série a même été tournée avec une caméra RED spécialement conçue pour Fincher baptisée xenomorphe. Libéré des nombreux câblages inhérents au numérique, la xenomorphe lui permet de tourner vite sans rien sacrifier de sa mise en scène virtuose. La majorité des séries misent avant tout sur la qualité d’écriture et révolutionne peu les techniques de tournage. Fincher refuse cette contrainte propre au format télévisuel et poursuit son travail d’innovation amorcé au cinéma afin de fluidifier au maximum le processus de production. Série ou cinéma, aucune différence pour le réalisateur qui poursuit sa quête de perfection.
Contempler l’abysse
Le monde des hommes est imparfait nous dit Fincher à travers ses polars. Plus on cherche à lui donner du sens, plus il se dérobe. Seul le réel est parfait dans le sens où il n’est ni bien ni mal, simplement neutre, indifférent. La mise en scène du réalisateur incarne cette perfection indifférente du réel. Les images y sont stables, les mouvements de caméra réguliers et sans entraves tandis que nous sont montrées les pires abominations du genre humain. Grâce au cinéma, Fincher reprends le contrôle sur le réel, s’érige en dieu omniscient de son monde cinématographique et contemple celui des hommes avec cynisme. L’intelligence de son cinéma réside dans cette pleine conscience de nos désirs vains de perfection et de contrôle que le réalisateur se plaît à nous renvoyer au visage. En utilisant l’art du contrepoint, un décalage se crée entre la violence qui se déchaîne à l’écran et l’impassibilité démiurgique de sa mise en scène. Et quand aucune violence n’est montrée, le simple regard de sa caméra posé sur des décors dépouillés crée en nous un malaise insondable que le jeu d’acteur figé et minimalisme ne fait qu’intensifier. Les compositions musicales de ses œuvres les plus récentes, faites d’expérimentations électroniques discrètes, traduisent ce mal invisible ou cette mélancolie retenue, comme un cri de douleur étouffé, tandis que les soundtracks prolongent cet art du contre-point cynique. Dans Zodiac tout comme dans Mindhunter, des sons rock 70’s surgissent et emplissent l’espace sonore d’un groove moelleux et de lyrics sensuels tandis que l’horreur éclabousse le cadre. Une manière ludique de montrer le paradoxe d’une époque marquée du sceau du pacifisme et du love power alors qu’une violence insidieuse envahit les États-Unis.
Réparer le réel
Tout le cinéma de Fincher déploie le motif du jeu sous forme de mystère ou d’énigme à résoudre. Le réel est déréglé, décomposé et il s’agit d’y remédier pour lui donner un sens. Et puis, il y a ses polars bien sûr, dont les enquêtes ne sont rien d’autre que de gigantesques puzzles. Ceux de Fincher sont peuplés de personnages obsessifs et hantés par leurs affaires de meurtres. De leur résolution dépend la santé mentale du héros. Enfant des années 70 et du nouvel Hollywood, l’héritage de Fincher serait finalement plus à chercher du côté des films d’investigation de Alan J. Pakula ou de Sidney Pollack que du film noir. L’enquête devient la métaphore d’un monde auquel il faut à tout prix donner sens au risque de perdre pied. Là encore, le polar est la matrice idéale de Fincher qui traite à travers lui notre rapport aux valeurs morales, notre (in)capacité à les remettre en question et à accepter que le monde n’ait qu’un sens relatif. La figure du sérial killer tient alors un rôle de révélateur. Essayer de comprendre ce qui pousse un homme à violer, torturer et tuer de manière intentionnelle et en y prenant du plaisir ébranle notre conception du monde. Pour autant il y a de la sympathie voire de la compassion de la part de Fincher pour ses personnages. Derrière leur obsession et leur jusqu’au-boutisme se cache aussi un désir d’idéal. Même si le réel est le plus souvent impitoyable avec eux, Fincher se reconnaît dans leur persistance.
Sans recours aux effets scénaristiques ni au spectacle gratuit qui sont trop souvent le lot du cinéma et de la série télévisée aujourd’hui, Mindhunter parvient à nous transmettre l’obsession des ses personnages pour les affaires qu’ils traitent et nous absorbe dans ses récits labyrintiques denses et foisonnants. Le spectateur se met alors lui aussi à rêver d’une solution, d’un agencement possible qui reviendrait mettre de l’ordre dans un monde qui déraille. La saison deux de Mindhunter avait été lancée avant même la diffusion de la première et Fincher a depuis annoncé que cinq saisons étaient prévues en tout, ce qui laisse penser que le réalisateur sait parfaitement où il va. On aimerait tellement que ce soit le cas de toutes les séries télévisées.
Clément El Vassort